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la grande histoire du beurre

Les contextes religieux, politiques, socio-économiques, culturels et diététiques, sans oublier l’environnement naturel, influèrent indéniablement sur l’évolution des pratiques et des choix alimentaires, il en est de même des modes et des « tendances du goût ». Au coeur de ces processus, il y a les graisses de cuisine, car elles participent à la fois à la technique culinaire et à l’assaisonnement, tout en ayant bien souvent une vocation identitaire. Les analyser sur une longue durée, grâce entre autres aux recueils de recettes, permet ainsi de constater que les matières grasses ne sont pas des aliments anodins. Elles jouèrent en effet un rôle important dans l’histoire de la cuisine comme dans les mutations du goût. C’est le cas du beurre et de sa « vraie Histoire ».

Le beurre porte avec lui les promesses de recettes raffinées et gourmandes. Jusqu’au XVe siècle, ce sont les graisses animales et l’huile d’olive qui sont principalement utilisées pour la cuisine en Europe et dans le monde. Pourtant, les historiens relèvent des références au beurre au Tibet et en Inde pour des cérémonies religieuses, dans la Chine de la dynastie Tang également, dans les lointaines contrées de Sibérie pour une boisson revigorante. Autrefois, les Irlandais, les Écossais et les Scandinaves étaient inhumés avec un tonneau de beurre. De nombreuses croyances des pays d’Europe du Nord prêtent au beurre des bienfaits de santé et des vertus curatives certainement dues à la vitamine A qu’il contient.

Au Moyen-Age, le beurre apparaît timidement dans les ouvrages culinaires, on l’aperçoit dans seulement 2 % des recettes du Viandier, écrit par Guillaume Tirel dit Taillevent, le célèbre cuisinier des rois Charles V et Charles VI. Il faudra attendre le XVe siècle pour que l’Italie adopte le beurre dans son patrimoine culinaire et que l’expression « faire revenir » entre dans le langage courant.

Le siècle des Lumières en France fait rayonner sur toute l’Europe des bouleversements dans les habitudes alimentaires, le rituel des repas et les inventions de techniques et d’ustensiles. Les mottes de beurre sont tantôt estampillées avec un tampon ou un décor fait main avec une cuillère ou une sorte de pelle ; tantôt façonnées dans des moules à ouverture ou à piston, sculptés dans des essences de bois sans tanin à grain fin tels que le tilleul, le platane ou le hêtre.
Les moules à beurre sont souvent ornés de gravures illustrant la région d’origine, les initiales des propriétaires de la ferme ou des représentations de la nature.
Dans les campagnes, sur les marchés, les mottes sont parfois simplement enveloppées de feuilles de chou. Dans les demeures aristocratiques, le beurrier se fraye une place sur les plus belles tables dès le XVIIIe siècle.

Antoine Vollon - Mound of butter

La cuisson au beurre apparaît au XVe siècle et fait une entrée remarquée à la Renaissance dans les traités culinaires. Le beurre devient la matière grasse de prédilection du « roux », cette nouvelle technique de liaison qui remplacera la pratique médiévale à base de pain. À l’époque, on ne parle que de beurre blanc ou bruni, le « beurre noir » est une appellation beaucoup plus tardive. Ainsi « le beurre et le lard sont les corps gras les plus employés de la cuisine des Lumières, loin devant l’huile d’olive rare dans la cuisine du Grand Siècle, à l’exception du monde méditerranéen » selon Patrick Rambourg, historien et chercheur, spécialiste de la cuisine et de la gastronomie. Les saveurs sont de plus en plus subtiles.
Les délicats fumets dament le pion aux épaisses sauces, les garnitures sont plus raffinées. La pâte à choux et les feuilletages de pâte font leurs apparitions sur toutes les tables élégantes du Royaume de France et dans les cours européennes. Mettre au point un plat devient même un passe-temps très aristocratique, Louis XV, Madame de Pompadour et la fameuse comtesse du Barry ont inscrit des plats au patrimoine culinaire ! Le beurre, ingrédient incontournable de ces bouleversements culinaires, devient le symbole de luxe, d’élégance et de raffinement.

L’émergence du beurre dans le monde culinaire est aussi en partie liée à son utilisation les vendredis, samedis et mercredis, c’est-à-dire les jours où le chrétien ne pouvait manger de viande (pas pour des raisons diététiques, mais parce que la chair animale était considérée comme une nourriture « chaude », évoquant le vice). L’Église, qui interdisait la consommation de matières grasses animales durant le carême, mais aussi pendant les jours maigres, avait fini par autoriser la consommation du beurre. Cette dispense va jouer un rôle important dans l’évolution de ce corps gras, dès lors utilisé quotidiennement, et qui va alors trouver sa place dans les traités culinaires. Il est amusant de constater qu’il devient la matière grasse des recettes « maigres » en remplacement des autres, pour apprêter le plat du « jour de poisson » par exemple. Les prescriptions religieuses influèrent donc sur l’emploi et le choix des graisses en cuisine, mais le goût n’en était pas oublié pour autant. Certains beurres sont recherchés pour leur parfum et leur saveur, d’autres pour leur délicatesse et leur belle couleur, d’autres encore parce que produits au printemps et en automne…

Par la suite, au XIXe siècle et une bonne partie du XXe, des trois principales matières grasses – lard, huile et beurre -, ce dernier devient l’incontournable corps gras de la cuisine française. Les études scientifiques ont montré que tous les acides gras contribuent au bon fonctionnement de l’organisme, qu’il faut en consommer et les équilibrer. Les recommandations ont, elles aussi, changé. Exit le dogme des bonnes et des mauvaises graisses, et leur diabolisation.

De leur côté, les chefs réintroduisent le beurre dans la cuisine pour ses saveurs, son onctuosité et les techniques de cuisson qu’il autorise. Cru, noisette, le beurre est aussi clarifié pour cuire sans brunir et autoriser des cuissons prolongées. On l’appelle Smen au Maghreb, Samnah au Moyen-Orient, Ghee en Inde ou Manteigna de garrafa au Brésil.
Depuis près de cinq millénaires, le beurre qui a été un élément de rituels de purification, un onguent antirides, une base de maquillage pour des fêtes traditionnelles, un cadeau porte-bonheur pour des cérémonies, un remède contre les brûlures et les affections des yeux, le beurre donc occupe désormais uniquement et pleinement son rôle d’agent optimisateur de gourmandise.

Cet héritage culturel se déguste aujourd’hui encore dans tous les pays d’Europe, des gnocchis au beurre de sauge en Toscane aux nombreuses déclinaisons de gaufres belges en passant par les biscuits sobaos espagnoles ou koulourakia confectionnés pour Pâques en Grèce.

Terminons cette ode au beurre par une incantation, comme le faisaient les peuples du Nord de l’Europe, les Celtes, les Vikings et aussi ceux d’Islande, pour protéger leurs fabrications de beurre.